CROISÉES
Du plus loin qu’il me souvienne, la première fois que j’ai tracé un signe de croix, entre mon front mon nombril et mes épaules, c’était le jour où ma mère, en larmes, bordait mon père sur son lit de mort. Elle marmonnait son rosaire et à chaque « notre père… », faisait des signes de croix. J’avais cinq ans. Je croyais qu’elle chassait des mouches ou des maringouins en mon Abitibi natale. Mais il n’y en avait pas dans la chambre mortuaire. Ne connaissant pas encore le sens sacré de ce geste, je jouais avec la petite croix qui pendait au bout de son chapelet pendant qu’elle l’égrenait. Puis, sans le faire exprès, j’ai tiré trop fort dessus et la croix s’est détachée du chapelet. Ma mère m’a laissé faire. Puis, après avoir terminé sa prière, elle a pris ma main droite et m’a appris à faire le signe de la croix, me disant et me faisant répéter : « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Parle au petit Jésus pour qu’il ne laisse pas partir ton père dans le ciel. » Alors j’ai compris que se signer de la croix était toujours un appel au secours, un signe où se croisaient la vie et la mort, un pont entre le ciel et la terre.
Plus tard, quand j’ai vu mon oncle, sans travail et sans le sou, signer la vente de sa maison en traçant une croix sur le contrat, alors vraiment, cette croix m’a pesé. Je me suis promis de lire et d’écrire pour tous ceux qui ne le peuvent pas, de partir en croisade pour défendre la cause des analphabètes qui ne peuvent même pas faire des mots croisés, qui ne savent même pas lire le nom de leur candidat quand ils doivent faire une croix sur leur bulletin de vote et qui pourtant y arrivent, car ils savent le langage des yeux, ils savent distinguer entre le rouge, le vert et le bleu d’une démocratie qui leur apprendra peut-être un jour à sortir du silence des lettres pour partir à la conquête de l’histoire humaine dont on ne trouve qu’infimes parcelles dans les mots croisés.
publié dans le livre Les croix du chemin,
Éditions du Passage, Montréal, 2007.
J’ai tiré une croix sur les mots croisés, ceux que l’on cherche à placer dans des petits carrés en sirotant un café, ceux dont on cherche la définition dans le dictionnaire pour passer le temps, passer pour un être intelligent en trouvant les mots xylophages qui rongent le bois de l’arbre dont est faite la page du journal. Quand je cherche un mot, ce n’est pas pour passer le temps, c’est pour que le temps me passe à travers comme le couteau dans le carré de beurre, l’éclair dans la ténèbre de mon cœur, dans ma tornade intérieure. Quand je cherche un mot, c’est pour être de ce monde comme n’y étant pas, changer d’espace, me déplacer vers des dimensions nouvelles, inventer des mondes parallèles, uniques, qui ne se croiseront jamais mais d’où émergeront des oasis de lumière, les déserts fleuris de l’imaginaire. Chaque mot est le rêve d’un grain qui se désagrège dans l’argile des jours, éclate de la fureur de se lever debout, défonce la terre, passe à travers, pointant sa tige timide vers le ciel, et d’un rire verdoyant, crie la victoire du règne végétal.
En réalité, je ne cherche jamais les mots, les mots me trouvent là où je suis : assis à la croisée des silences, au seuil des mystères. À la croisée des mots se réveillent les naissances premières des signes et symboles où l’homme ancestral a buriné le sens des choses, le voyage des émotions et actions des humains.
Écrire est un chemin multiple où les avenues du sens croisent les rues des images, des couleurs, des formes et des musiques. Sur les mots qui ne jubilent pas ou ne saignent pas, je tire une croix. Toutefois, entre l’épine et le pétale, il arrive qu’il faille choisir les deux. Tantôt rosace où se croisent les roses et tantôt couronne où s’enfoncent les épines dans la chair du chagrin, les mots se portent parfois comme croix faite de plumes volatiles et parfois comme boulets de plomb enchaînés aux chevilles de sa destinée.
Les mots sont ma rose des vents. Aux quatre vents, ils m’envolent.
Assis sur le silence sidéral, au centre solaire de mon être à vide, où se dénouent les nœuds de l’ineffable, les arcanes de l’éternel, aux quatre coins du monde, s’ouvrent les ailes d’un espace secret que même mes pensées ne peuvent mettre à nu. Seul le cœur peut trouver les mots pour mesurer l’infini, en trouver les racines et les fruits qui s’entrecroisent sous les feux de la terre et du firmament. Qui peut dire de quoi est fait l’éblouissement d’un bleuet surgi des cendres d’un feu de forêt en mon Abitibi natale! Et qui aurait pu savoir que sur l’écorce d’un bouleau, sur la peau séchée des animaux, seraient écrites les alliances des Premières Nations avec les éléments ? Et pourquoi l’eau vive des sources ancestrales baigne-t-elle aujourd’hui dans les huiles des scies mécaniques, les pesticides du profit, et pourquoi les vapeurs de l’avidité des promoteurs du progrès planent-elles au-dessus de la grâce des oiseaux qui font valser le ciel et pourquoi tous ces couteaux d’acier, de platine et d’argent saignent-ils encore la planète, pourquoi la Terre découpée en petits morceaux, en petits lots, en petits carrés pour en extirper le cœur de ses richesses naturelles?
Le quotidien mat et plat, droit, froid, net, sec, encastré dans le quadrillé des mots croisés, m’est croix. Ces mots ne se regardent, ne s’écoutent, ne se respirent, ne se sentent, ne se parlent, ne se touchent et ne se baisent jamais. Ce sont des boîtes à lettres sans message, des boîtes de son sans musique. Ne voulant rien savoir du mystère de l’autre, les mots s’y croisent comme des inconnus sur la rue commerciale, c’est tout. Aucun enfant fort de l’esprit ne peut en naître. Faire des mots croisés, c’est l’art de ne rien faire, l’art inutile de rester les bras croisés. Tant qu’à ne rien faire, je préfère méditer, observer l’air froid qui entre par mes narines pour en ressortir chaud. Les mots croisés du journal n’ont pas de cœur. Sur les épaules de ceux qui les font, je vois toujours peser une croix : celle de l’ennui.
Le danger avec les mots croisés, c’est que pendant qu’on les cherche dans les tiroirs de la mémoire, la sienne ou celle de l’histoire, ils ne rêvent pas, ne s’envolent pas vers l’ailleurs. Les mots qui rampent, marchent, courent, trébuchent ou volent ont au cœur un Big Bang qui implose pour ne pas traverser la poitrine.
Pourtant, les mots sont des portes qui ouvrent l’imaginaire et font cheminer vers des horizons inouïs, vers les lumières de l’invisible, de l’inaudible.
Toutes les cases qu’il faut mécaniquement remplir dans les formalités de la société, me pèsent comme croix de plomb. Je ne cherche jamais les mots, les mots me font plonger dans l’inconnu. Je croise les mots pour qu’ils se rencontrent, s’accouplent et s’engendrent, pour qu’ils regardent ensemble quel chemin ils vont prendre et à quel point ils vont arriver, seuls ou ensemble. Mettre les mots dans un enclos dans une case dans une cage, c’est couper les ailes de leur liberté.
Souvent le monde m’apparaît comme une page de mots croisés. Personne n’y part en croisade pour quelque rêve d’une nouvelle humanité. Les mots croisés, ce ne sont que des lettres esseulées. Ils ne partent jamais en croisière autour d’eux-mêmes. Jamais ne sont-ils des échelles, des échasses, pour traverser les nuages, se hisser jusqu’au plus profond du plus haut où chante le sublime. Jamais les mots que l’on croise en lisant le journal ne sont-ils des escaliers roulants, des glissoires, pour descendre au cœur de ses entrailles, s’étendre dans les braises de son être fragile pour mieux rejaillir geyser, orgasme de vivre à neuf, fleur éblouie où l’espace s’épanouit de beauté.
Partir, partir, partir entre Lune et Soleil, vers les carrefours où tout est encore possible, partir comme les oiseaux de l’espérance, faire de ses ailes des croix de lumière dans le ciel pour marquer les moments les plus précieux de l’existence, ceux où des amoureux se donnent rendez-vous à la croisée des chemins, ceux où les peuples, croisant leurs cultures, se rassemblent pour fraterniser et inventer ensemble un ici qui chante et sourit. Partir, croiser en chemin des visages et leur donner un nom, partager des mots, des idées, des émotions. Partir, ne plus croiser le fer, laisser tomber les croix de guerre, ne plus avoir besoin de la Croix-Rouge, ne plus faire de signe de croix sur l’humanité. Partir, pour aimer, pour écouter le battement du cœur du monde.
Il n’y a de repos que pour celui qui part et suit librement son chemin pour arriver enfin à soi.
Le chemin jamais ne bouge. Par monts et par vaux, le voyageur avance vers son destin. Est-ce celui qui s’en va, est-ce celui qui s’en vient qui est sur le bon chemin? En ce monde ou hors de ce monde, il n’y a de repos que pour celui qui marche, les bras en croix, ouverts pour embrasser la vie, la paix dans le cœur.
Raôul Duguay